* voir les articles : "Rencontre avec Ginette Kolinka" et l’article sur le séjour d’étude à Auschwitz
« J’ai lu qu’après chaque génocide, explique un rescapé tutsi de 1994, les historiens expliquent que ce sera le dernier. Parce que plus personne ne pourra plus accepter une pareille infamie. Voilà une blague étonnante. » in Jean Hatzfeld, Dans le nu de la vie, Paris, Le Seuil, 2000, p. 105 |
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A travers plus d’une vingtaine de panneaux, cette exposition revient d’abord sur la définition et l’origine des génocides. Elle remonte ainsi aux origines des théories racistes pseudo-scientifiques de la fin du XIXe siècle annonçant le premier massacre à caractère génocidaire, celui des Herero et des Nama.
Trois génocides sont plus particulièrement traités : le génocide des Arméniens, la Shoah et l’extermination des Tsiganes (Roms et Sinti), le génocide des Tutsi. Elle présente également les différents procès des génocides. Mais il est parfois difficile de distinguer le génocide des autres pratiques de « violence extrême » ; aussi, cette exposition aborde-elle également les tueries de masse du XXe siècle.
En conclusion, elle présente le négationnisme et les moyens de le combattre à partir de sources historiques, en mettant en avant l’importance de la preuve.
Cette exposition s’articule pleinement avec le travail d’étude poursuivi par les élèves, en adoptant une démarche comparative. Une telle démarche apparaît parfois douteuse, tant elle semblerait ne pas respecter la singularité propre d’un événement historique, de surcroît effroyable. La violence extrême, pourtant diverse et variée, aplanirait tout jugement.
Mais si le travail d’historien est au cœur des exigences de la mémoire, il convient de rappeler que la comparaison n’est pas nivellement et appartient de plein droit à la méthodologie des sciences historiques. Comme le souligne l’historien G. Bensoussan, « comme tout autre événement historique, le génocide peut et doit être comparé sans que sa singularité ne soit niée pour autant. La comparaison est le b.a.ba de la démarche historienne, elle n’est pas synonyme d’une mise à plat niveleuse et réductrice des faits. » (in Auschwitz en héritage, Paris, Mille et une nuits, 2003, p. 112).
La démarche comparatiste ne doit toutefois jamais fabriquer à peu de frais des équivalences historiques : « la comparaison ne revient évidemment pas à affirmer que les cas sont équivalents, mais bien plutôt en quoi, à partir de questions communes, ils possèdent une histoire singulière. Comparer, c’est différencier », souligne l’historien Jacques Sémelin (in Purifier et détruire, Usages politiques des massacres et génocides, Paris, Le Seuil, 2005, p. 20).
Dès lors, on comprendra que la « démarche qui revient à poser l’équation « totalitarisme = génocide » ne se préoccupe guère de montrer les différences considérables dans les dynamiques de violence à l’œuvre à l’intérieur de chaque système » (Ibid, p. 537).
Les meurtres de masse ne peuvent s’équivaloir du seul fait du nombre des victimes. Écrire que « la mort de faim d’un enfant de koulak ukrainien, délibérément acculé à la famine par le régime stalinien, « vaut » la mort de faim d’un enfant juif du ghetto de Varsovie, acculé à la famine par le régime nazi » (Stéphane Courtois, in Le Livre noir du communisme, Paris, Robert Laffont, 1997, p. 19), c’est instrumentaliser l’émotion et l’argument moral, mettre hors jeu le travail rigoureux de comparaison et éviter d’interroger les formes du pouvoir au cœur du processus de meurtre de masse.
On ne peut, par conséquent, faire équivaloir la violence du Code Noir (1685) à celle de la logique exterminatrice de l’Allemagne nazie. Le système esclavagiste s’inscrit dans une logique économique d’exploitation effroyable, mais n’a jamais pour projet la négation même d’un peuple. On ne peut pas plus assimiler, dans une sorte d’égalité de l’extrême violence, la Shoah et le système concentrationnaire soviétique. Comme l’écrit G. Bensoussan, « la banalisation qui consiste à nier toute spécificité, est l’une des armes du relativisme, sinon du négationnisme. L’équivalence nazisme-stalinisme que permet par amalgame le mot totalitarisme occulte plusieurs points clés. A commencer par le fait qu’il y a deux types de camp chez les nazis, un seul chez les Soviétiques. Au cœur du dispositif des camps de travail en URSS, il n’y a ni sélection périodique ni chambre à gaz. » (in Auschwitz en héritage, p. 115)
Comparer, c’est avant tout mettre en évidence les dynamiques à l’œuvre, les logiques et les généalogies des phénomènes. Étudier les génocides du XXe siècle, ce n’est pas constituer une scénographie des figures du mal, en déréalisant l’Histoire et en renvoyant l’impensable et l’effroyable à la seule folie des hommes et/ou de quelques-uns. Ce n’est pas non plus renvoyer l’événement – fût-il « incompréhensible » – à un simple « accident » de l’histoire, ou une parenthèse sans racines, une « mauvaise période ».
Car le génocide n’est pas une œuvre de fou, mais l’œuvre d’un appareil d’État, dans toute l’affirmation d’un plan rationnel : « A entendre les blancs, explique un rescapé du génocide tutsi de 1994, le génocide est soi-disant une folie, mais ce n’est pas si vrai. C’était un travail minutieusement préparé et proprement accompli. » (Jean Hatzfeld, Dans le nu de la vie, Paris, Le Seuil, 2000, p. 193). C’est à une telle construction du génocide, et à sa plus froide rationalité, qu’il nous faut nous mesurer.
C’est pourquoi on ne peut étudier les phénomènes génocidaires sans aborder les structures politiques de notre modernité, sans considérer la réalité même du bio-pouvoir. L’idéologie ne peut à elle seule rendre compte de l’effectivité des génocides. La technologie et la bureaucratie, la violence d’État y font même davantage qu’y concourir. C’est pourquoi « la pédagogie du crime contre l’humanité doit mettre au premier plan ce triomphe de l’État sur le pouvoir fragile du citoyen. », rappelle G. Bensoussan (Ibid, p. 244).
Pour aller plus loin, quelques conseils bibliographiques :
Sur le génocide « en général » :
Georges Bensoussan, Europe, une passion génocidaire, Essai d’histoire culturelle, Paris, Mille et une nuits, 2006
Bernard Bruneteau, Le Siècle des génocides, Paris, Armand Colin, 2004
Israël W. Charny (dir.), Le Livre noir de l’humanité. Encyclopédie mondiale des génocides, Paris, Pri-vat, 2001.
Sophie Ferhadjian et Barbara Lefebvre (dir.), Comprendre les génocides au XXe siècle, Paris, Bréal, 2007
Jacque Sémelin, Purifier et détruire, Usages politiques des massacres et génocides, Paris, Le Seuil, 2005
Yves Ternon, L’État criminel, Paris, Seuil, 1995.
Yves Ternon, L’innocence des victimes. Regard sur les génocides du XXe siècle, Paris, Desclée de Brouwer, 2001.
Yves Ternon, « Comparer les génocides », Revue d’histoire de la Shoah, http://www.memorialdelashoah.org/attachments/article/2/A1_seltextes_177_ternon.pdf
Hélène Dumont, « Le crime de génocide : construction d’un paradigme pluridisciplinaire » ; Crimino-logie, vol. 39, n° 2, 2006, p. 3-22.
https://www.erudit.org/revue/crimino/2006/v39/n2/014425ar.pdf
Manière de voir, n°76, Août-septembre 2004, « Les génocides dans l’histoire ».
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Sur le génocide des juifs d’Europe
François AZOUVI, Le Mythe du grand silence. Auschwitz, les Français, la mémoire, Paris, Gallimard, 2015.
Georges BENSOUSSAN, Atlas de la Shoah. La mise à mort des Juifs d’Europe, 1939-1945, Paris, Autrement, 2014.
Georges BENSOUSSAN (éd.), Des voix sous la cendre : Manuscrits des Sonderkommados d’Auschwitz-Birkenau, Paris, Calmann-Lévy, 2005.
Georges BENSOUSSAN, Auschwitz en héritage, Paris, Mille et une nuits, 2003.
COLLECTIF, L’Album d’Auschwitz, Paris, CRDP Pays de la Loire-Nantes – Fondation pour la mémoire de la Shoah, 2015
Jean-François FORGES, Éduquer contre Auschwitz, Paris, ESF, 1997.
Raul HILBERG, La destruction des juifs d’Europe, t. 1, 2 et 3, Paris, Folio, 2006.
Yves LECOUTURIER, Shoah en Normandie, Le Coudray-Macouard, Cheminements, 2008.
Fabrice MIDAL, Auschwitz, l’impossible regard, Paris, Seuil, 2012.
Annette WIEVIORKA, Auschwitz expliqué à ma fille, Paris, Seuil, 1999.
Annette WIEVIORKA, Auschwitz, la mémoire d’un lieu, Paris, Hachette, 2005.
Annette WIEVIORKA, Auschwitz, la solution finale, Paris, Tallandier, 2005.
Pour compléter :
Sur le génocide des Tutsis :
Colette Braeckman, Rwanda, Histoire d’un génocide, Paris, Fayard, 1994.
Hélène Dumas, Le génocide au village, le massacre des Tutsis au Rwanda, Paris, Seuil, Coll. « L’univers historique », 2014.
Hélène Dumas, « Histoire, justice et réconciliation : les juridictions gacaca au Rwanda », Mouvements, n°53, 2008, p 110-117.
Jean Hatzfeld, Dans le nu de la vie, récits des marais rwandais, Paris, Seuil, 2000.
Jean Hatzfeld, Une saison de machettes, Paris, Seuil, 2003.
Jean Hatzfeld, La stratégie des antilopes, Paris, Seuil, 2007.
Sur le génocide arménien :
Hamit Bozarslan, Raymond Haroutioun Kévorkian, Vincent Duclert, Comprendre le génocide arménien, 1915 à nos jours, Paris, Tallandier, 2015
Vahakn Dadrian, Histoire du génocide arménien, Paris, Stock, 2003
Vincent Duclert, La France face au génocide des Arméniens, Fayard, 2015
Mikaël Nichanian, Détruire les Arméniens. Histoire d’un génocide, Paris, PUF, 2015
Yves Ternon, Les Arméniens, histoire d’un génocide, Paris, Seuil, 1977, rééd. « Points histoire », 1996
Numéro spécial de l’histoire n°408/février 2015 avec une bibliographie très détaillée et une excellente mise au point de l’avancée des travaux des historiens.
Pour compléter :
http://www.histoire.presse.fr/dossiers/armeniens/bibliographie-genocide-armenien-21-01-2015-129598
A consulter également :
Encyclopédie électronique des massacres et génocides du CERI, centre d’études et de recherches internationales de Paris.
Les sites onusiens : Haut commissariat des Nations Unies aux droits de l’Homme, Cour pénale internationale, Tribunaux pénaux internationaux.
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A écouter :
Arnold Schönberg, Un survivant de Varsovie
https://www.youtube.com/watch?v=4pSJ7Yfmwkc
No One is innocent, Another land
https://www.youtube.com/watch?v=856FjnKVpBE
Pierre-Etienne Schmit, professeur de philosophie